Medinations
Medinations
Car…jeter des laideurs au monde a-t-il un effet réverbérant?
Est-ce que la laideur produit un effet vivifiant, un peu comme la mort ou peut-être comme la violence, comme si la laideur était une violence visuelle?
Quelle différence y-a-t-il entre la laideur et la répugnance face à la laideur?
La laideur est toujours sociale, elle n’existe pas dans la nature. Il se peut que la laideur soit une version de la peur de l’inconnu.
Et nous savons tous que nous portons en nous un vilain singe et que la soie ne le rend que plus grotesque. Et que plutôt que de le revêtir de soie il vaudrait mieux le séduire.
Séduire l’ennemi est-il notre ultime recours?
Les chaises électriques sont de plus en plus humaines, les annonces de plus en plus oniriques, les rêves eux-mêmes sont de plus en plus raisonnables, les lois de plus en plus barbares.
Pour que la pensée grandisse, il faut qu’elle se spécialise. Mais alors ce n’est plus une pensée, c’est une réflexion. Une effilochure de pensée a le charme de l’imprévisible; la réflexion, l’effet stimulant de la promenade à demi planifiée. Il faut apprécier le dieu qui est en toute chose.
Où se termine une intuition insistante et où commence l’erreur? On dit qu’une erreur peut être rétrospectivement intéressante. Sans aucun doute, certaines intuitions sont filles du diable.
La vision que chacun a du monde n’est rien d’autre qu’une fiction pratique pour justifier la lâcheté, la mauvaiseté, l’envie, l’insécurité, ta place dans le monde.
N’essaie jamais d’organiser une orgie quand tu as le hoquet: ça ne marche pas.
Il existe une sorte d’espoir dans la superficialité, comme si les choses juste effleurées ne pouvaient pas se casser.
Quand tu te trouves dans une ville étrangère et que tu commences à sentir sa monotonie, c’est une monotonie différente, une monotonie étrangère.
Les gens sont des mots croisés au numéro de cases erroné, aux indices remplis d’erreurs inévitables, un erratum souvent tardif, le moment de la découverte déboîté, mais le plus inattendu est que les réponses inversées sont des questions.
Mentir: il existe une sorte de plaisir dans le mensonge surtout s’il s’agit d’un énorme mensonge comme un éléphant volant. Pourquoi ne mentons-nous pas davantage?
Pourquoi cette obsession de la vérité, c’est-à-dire de ce que nous croyons être la vérité? Mais il existe aussi le malin plaisir du mensonge miniature. Bien sûr que, l’apparence de la vérité a un pouvoir stabilisant sur la réalité.
Il faut se méfier de toute vérité de marbre. Si elle est de marbre c’est qu’elle est un peu morte, mais il arrive que les choses n’appartiennent ni à un royaume ni à un autre.
Si le monde entier se mettait en grève pour l’humanité…pour retourner à l’idéal de l’humanité. Si l’idée de l’humanité est un mythe, un mensonge que l’homme s’est raconté à lui-même et qu’il est resté sous le charme d’un mensonge aussi flagrant, aussi beau qu’une illusion cosmique, c’est parce qu’il y a du vrai dans la pulsion utopique.
Ça fait très bien de dire je suis amoral. Mais quand tu commences à emmerder les autres comme effet secondaire de ta philosophie, alors non seulement tu crées un monde pire, mais tu perpétues ce mal contemporain: la mort de l’affection.
Est-ce qu’une injection de spiritualité ferait que le monde existerait à nouveau comme une orange? Le monde n’a-t-il jamais existé sous cette forme? Quelle serait la dose idéale? Et pourquoi une injection? Pourquoi pas quelque chose de moins invasif? Un souffle par exemple?
Quand on écrit à la plume l’encre fraîche brille au début puis sèche peu à peu jusqu’à prendre un aspect mat. Ce sont ces détails qui donnent sa tri-dimension au monde.
Que reste-t-il d’un livre? Une sensation. Quelques phrases peut-être. Ou encore une énergie, un sourire, le souvenir d’un itinéraire. Et parfois rien. Et parfois le sentiment qu’on s’est un peu payé votre tête.
Il vaut mieux, au cas où, ne pas relire certains auteurs préférés. Parfois l’écriture est un accident: parfois sortent des textes indemnes, parfaits. D’autres fois, sortent des textes mutilés, infirmes, couverts de blessures, incurables: les pauvres.
Nous aspirons à la perfection: l’art, l’écriture doivent être un acte de perfection. Nous devrions apprendre à aimer l’imperfection, le pain quotidien, comme du pain grillé complètement brûlé. Il y a de la beauté en un pain grillé complètement brûlé. Le problème est qu’il n’est pas nourrissant. Et aussi qu’il existe une hiérarchie de l’imperfection.
Toute œuvre fictive est un artifice: dans le fragment demeurent quelques vestiges du naturel, quelque chose d’infime, d’imparfait, qui n’est pas forcé, quelque chose d’humain.
Bien que cela crée parfois une confusion temporaire, pour comprendre, pour se mettre dans la peau de l’autre, pour écrire, il est nécessaire de captiver et de cultiver en soi des sensations, des émotions, des états d’esprit, des situations insolites. Disons que cela laisse une trace inoubliable. Dans tous les cas, il s’agit toujours d’une tâche contre le temps, et cela crée même des fantômes utiles.
L’écrivain se construit un puzzle dans lequel il finit par se sentir piégé. Quoiqu’il arrive, il est impossible d’abandonner l’écriture parce que l’écrivain se voit cerné de pièces qui doivent s’assembler. De plus c’est un puzzle étrange puisqu’il couvre l’étendue de toute une vie.
Écrire lentement pour ne pas se consumer d’un coup, pour se dissoudre peu à peu.
Le point aveugle fait partie de la vision. Notre vision est toujours partielle, bien qu’il semble qu’il y ait des visions plus partielles que d’autres.
Au fond, tu ne peux parler que de ta propre expérience, l’expérience de l’autre n’est que pure conjecture. L’empathie se rapproche davantage des faits que l’indifférence. Mais l’empathie n’est pas exempte de danger.
Nous acceptons la folie sublimée dans la représentation. Nous acceptons la folie que si elle nous permet un regard oblique, jamais droit. La folie en temps réel est interdite, un peu comme la nudité en public, qui n’est autorisée que dans l’art des musées et des galeries.
Le passé n’a jamais existé. Ce qui existe est une transformation et une distorsion pratique et actualisée d’un spectre qui revient avec ou sans invitation.
Ce n’est pas tant que l’amour soit antidémocratique, élitiste, exclusif. C’est que la peur lui fait prendre ce virage.
Il existe une sorte d’anxiété dans l’argent. L’argent est à la fois remède et maladie, libération et prison, euphorie et chagrin récurrent.
Quelle différence y-a-t-il entre l’utile est l’inutile devant une tombe abandonnée? Et devant une tombe soignée?
Un dicton anglais: cesse de te poignarder dans le dos.
Le monde est-t-il une intrigue policière non résolue et la mort le moment de détente de la résolution du suspense?
Mieux vaut-il vivre la vie comme un thriller que comme un théorème.
La dureté en tant que style exsude toujours la patine de la peur.
L’identification à l’homme politique se fait au niveau de l’incompétence. Toutefois, avec le temps, elle se convertit en une question de grade. Il est fatiguant de témoigner d’autant de dextérité dans l’erreur.
À ambition plus grande, plus grande indifférence envers la réalité de l’autre (sauf si tu peux en tirer quelque chose).
Et parfois, pour se trouver, il faut suivre au pied de la lettre les instructions pour se perdre.
Les enfants viennent au monde cruels. Cette cruauté se domestique progressivement jusqu’à former une tumeur cérébrale qui s’installe petit à petit. La suppression de la cruauté (au lieu de son intégration dans le jeu) conduit à un sadisme subtil qui façonne l’état des choses. Elle se complète plus qu’un cercle, un carré, un carré vicieux.
L’humanité ne supporte pas longtemps la réalité. C’est pourquoi elle a inventé la magie, la religion, l’art et le karaoké.
Un amour parfait n’est jamais vaincu.
Un baiser peut se changer en un phénomène lumineux. Ce sont les baisers dont nous avons besoin (de temps en temps).
Il faut aussi apprendre à parler dans les rêves et dans les cauchemars. Avec autant d’action étrange, nous avons tendance à adopter une attitude un tantinet silencieuse.
Il faut apprendre à dialoguer avec la volonté kamikaze, à la négocier, à la domestiquer de façon à ce qu’elle puisse continuer à être.
Les seuls qui n’ont pas de problèmes sont les morts, donc, nous ne devrions jamais nous plaindre.
L’obscurité reproduit toujours plus d’obscurité. Mais il arrive parfois que l’on trouve des reflets irisés à la fin d’une obscurité.
La publicité serait meilleure (elle ressemble parfois à un poème visuel) si elle n’était pas au service d’un système totalitaire.
Voici ce que veulent nos sens lorsqu’ils ne sont pas endommagés par le climat: se donner à l’intensité et se libérer de la connerie.
Défendre de petites trivialités peut paraître mesquin, mais si l’on ne commence pas par ce qui est petit, comment peut-on parvenir à ce qui est grand?
L’inertie n’est pas statique, ce n’est pas un repos. C’est un convoyeur à bande qui te ramène en arrière, en sens contraire, jusqu’à un bain d’eau tiède.
Si le langage n’existait pas comment dissimulerions-nous nos pensées? Le langage est toujours double, triple, quadruple, illimité, et même insuffisant.
Ce qu’il y a de fâcheux à remettre les choses à la prochaine réincarnation est que celle-ci se remplit en un rien de temps.
Ceux qui ont été plusieurs fois immortels, disent que cela leur a servi strictement à rien. Il faut être à chaque fois immortel pour avoir une vision approximative de l’ensemble. Dans tous les cas, l’avantage d’être immortel est que tu peux perdre du temps à l’infini.
Parfois on confond cohérence et homogénéité. Pour être cohérent, l’art devrait tirer dans toutes les directions.
Lorsque convergent la fragilité, l’obscurité et la tristesse en une boule chaotique, il n’y a plus qu’à avaler et faire gloub.
La créativité est une attitude envers tout. Pauvres sont ceux qui l’utilisent pour créer une œuvre et négligent la vie. Vivre la vie en temps réel – ce n’est pas toujours possible, mais pour cela comme pour tout il faut lutter – est l’une des meilleures œuvres à laquelle nous puissions aspirer.
Un mot, le son d’un mot, peut nous mettre mystérieusement en contact avec le circuit neuronal de l’extase.
Lorsque quelqu’un fulmine, il faut éteindre l’incendie à petit feu.
Nous sommes ici pour traverser tout le spectre de couleurs: pour être des filles et des garçons, des hommes et des femmes, pour explorer des états qui n’ont pas encore de nom, pour être des animaux et aussi des objets. Et aussi pour être rien. Sinon, il nous faudrait revenir sans cesse.
Parfois on ne peut même pas se fier aux rêves.
Les structures de la pensée, de vivre la vie d’une façon conventionnelle, normalisent l’échec. Il se peut que le citoyen idéal soit un citoyen idéal dès qu’il se porte volontaire pour l’échec, aussitôt qu’il y consent.
Tout le monde sait que l’échec est relatif. Cependant, dans la mesure où les gens échouent, on ne les condamne pas s’il s’agit d’un échec normal. C’est lorsque quelqu’un sort de la norme et qu’il échoue, que retentit la condamnation. L’échec a lui aussi ses normes.
Comment la vérité va-t-elle exister si notre vision de la réalité est faite à la mesure de nos nécessités?
La vérité et l’utilité sont toujours intimement liées, c’est-à-dire, que la vérité garde toujours son côté pragmatique.
Il va sans dire que le bonheur vaut mieux que le malheur. Pourquoi y a-t-il tant d’écrivains pour chanter le malheur? Sans aucun doute, il faut bien qu’ils justifient leur vie, eux qui dévorent des rayons de lumière. La vie est complexe et hétérogène. Les visions noires de la vie ignorent l’hétérogénéité du monde. De toute évidence, il n’y a rien de comparable parfois à la saveur de ses propres larmes. Ou à l’odeur de sa propre merde.
Pourquoi l’effet du malheur a-t-il un impacte plus grand que celui du bonheur? Et pourquoi est-il plus mémorable? Est-ce parce que le bonheur est diffus tandis que le malheur est pointu?
Parce que tout est horriblement complexe, il est parfois nécessaire de simplifier. Parce que les choses sont parfois trop simples, voire trop crues, il est nécessaire de leur donner l’aura de la complexité.
Tout est critiquable: la fleur pour ne pas être un poisson, le poisson pour ne pas être un volcan, le volcan pour être imprévisible. Quand l’esprit critique dégénère, il se fait fils de la fourberie, c’est-à-dire, simple sublimation sadique.
Il y a des choses qui meurent, d’autres qui se suicident, d’autres qu’il faut tuer et même ainsi, pas moyen de s’en débarrasser.
Toujours et chaque fois que possible il faut apprendre à entretenir une relation élégante avec son ego.
La passion: est-ce cette façon de cracher le dentifrice contre l’évier? S’agirait-il alors d’une passion strictement masculine?
Peut-on guérir certains désaccords avec la réalité grâce à l’effet hallucinatoire de la télévision? Autrement dit, les couleurs intensément vives de la télévision peuvent donner à la réalité un aspect plus intéressant.
Si on fait semblant d’être détaché ou modeste, cette distance se convertit en distance momentanément réelle. Il n’y a rien de tel que de faire semblant pour prendre conscience non seulement de la relativité de toute perception, mais aussi de la richesse de l’ensemble.
Il est difficile de voir ce qu’il y a en quelqu’un. Cela demande une endoscopie, un écran extérieur et un expert.
La lamentation est un véritable tabou contemporain.
Les jouets sont les premières œuvres d’art que nous rencontrons: l’art est un substitut de l’intensité du jouet. Dans le jeu se trouvent les premières impulsions créatives et destructives et le jouet est le premier objet avec lequel nous entretenons une relation de fascination.
Le jouet est le premier objet qui subit la transmutation que subit l’art: la sucette est un téton mais c’est aussi un objet répugnant et jetable qui censure l’expression du cri.
Les enfants pleurent à la naissance: ils pleurent de rage, de fureur, d’angoisse, de douleur, de peine, de colère. Ils pleurent parce qu’ils sentent qu’ils ne veulent pas être ici, ils pleurent parce qu’ils savent que plus tard ils ne pourront plus pleurer.
Les larmes que versent les enfants sont les larmes que les adultes ne peuvent verser: seul les enfants ont le droit de pleurer en tout lieu, à toute heure, ils sont les gardiens des pleurs, ceux qui nous rappellent que nous devrions pleurer toutes les larmes de notre corps. Pleurer en public est un tabou que seul les enfants ont le droit de transgresser. Lorsqu’un enfant pleure en public sans raison apparente, il nous tape sur les nerfs. Lorsqu’un adulte pleure en public sans raison apparente, on considère que c’est un acte impudique qui se punit par une empathie inquiète.
Les enfants pleurent aussi pour le plaisir d’exercer leurs poumons. C’est pourquoi nous pleurons encore pour la beauté.
Extrait de Souvenirs del Accidente (Souvenirs de l’Accident)
De Susana Medina, Germania, 2005
Traduit de l’espagnol par Sylvia Bouchand
Susana Medina est l’auteur de Souvenirs del Accidente (Souvenirs de l’Accident) (poésie et aphorismes), Cuentos Rojos (Contes Rouges), Philosophical Toys, (sa première nouvelle en anglais) et Borgesland (une dissertation sur Jorge Luis Borges et les espaces imaginaires). Son travail a été publié dans de prestigieux magazines et elle a reçu le prix international du conte Max Aub, ainsi qu’une bourse d’écriture attribuée par la Generalitat (Catalogne). Son film, Buñel’s Philosophical Toys (24mn), a été présenté dans plusieurs pays. Pour plus d’informations consultez le site www.susanamedina.net